AU RISQUE DU RÉEL


Les Tanneries, La Friche belle de mai,
le 102, le Brise Glace, Mains d’OEuvres,
La Brèche, Mix art Myris, la Laiterie,
l’Usine Tournefeuille, La Condition Publique,
le TNT Manufacture de chaussures, Base
11/19, Le Confort Moderne, La Paperie, La Caserne
Angely, Les Comptoirs de la Victorine,
Les Abattoirs, L’Usine Hollander, Le Boulon,
La Grainerie, Les Labos d’Aubervilliers, Le
Batofar, Friche Schweitzer, L’Usine Éphémère,
La Ferme du Bonheur, La Friche Antrepeaux,
Gare au Théâtre, Les Récollets, Les
Frigos, La Gare Franche, L’Échangeur, La
Gare Mondiale, La Fabrique Pola, ...
La liste est longue de ces lieux improbables et
suractifs qui trament non seulement le territoire
national, mais également toute l’Europe
et qui depuis quelques années se propagent et
communiquent en réseau dans le monde entier.
La liste est longue chez les vivants et les
morts, car il me semblera toujours utile de ne
pas oublier nos morts, ces lieux architecturalement
remarquables ou non, ces projets, ces
équipes, ces énergies insurrectionnelles qui
sont tombées sous les feux multiples et croisés
des réaménagements urbains autistes, de la
spéculation, du déficit de soutien et d’accompagnement,
de la précarisation de fait, de la
violence institutionnelle...
Spéciale dédicace à La friche RVI, cette friche
culturelle de 3000 m2 à Lyon qui après
huit années de projets a mystérieusement été
ravagée par un incendie en décembre 2010. Je
vous livre une parole à chaud de Claude Renard
Chapiro, agissante culturelle et activiste
à vie de la politique de la ville : « quel gaspillage
d’énergie, d’espaces, d’anticipation urbaine
(...) Je me souviens de mes rencontres chaleureuses
avec vous tous malgré le froid, de vos
trouvailles, de vos bricolages, de vos oeuvres
virtuelles ou non, dont certaines témoignaient
de la mémoire du lieu et d’autres interpelaient
son futur. On peut constater que là comme
ailleurs les responsables publiques balbutient,
piétinent et parfois rasent et vendent aux
plus offrants. Pour tirer quelques perspectives
respectueuses des artistes, des gens des territoires,
des villes, une mission NTA, comme
l’avait préconisée Michel Duffour, reste indispensable,
où pouvaient s’entendre des élus,
des représentants interministériels comme
l’avait préconisée Michel Duffour, reste indispensable.
Indignons-nous de la perte de nos
outils, résistons en actes par des débats, des
témoignages, serrons les boulons comme les
ouvriers de l’usine RVI le faisaient et comme
les oeuvriers de la friche RVI avaient à leur
manière repris le travail  ».
La poésie de la réappropriation est puissante,
nous nous sommes pour la plupart identifiés,
nommés, tatoués l’identité à partir des appellations,
des histoires, des typologies de la production,
des mémoires ouvrières attachées à 
ces bâtiments laissées en friche et recyclés en
espaces de projets artistiques et culturels.
Nous avons constitué et constituons toujours
une génération transculturelle en effraction,
une délinquance arrogante de la régénération
urbaine, une fabrique politique de patrimoine
évolutif, des laboratoires vivants émancipateurs,
des facilitateurs d’émergences artistiques,
des activateurs de proximités, des lanceurs
d’alertes multipolaires, des chantres
de la transmission culturelle et citoyenne. Le
sens et le souffle profond d’une décentralisation
qui ne vient pas du centre.
Friches, usines, gares, abattoirs et autres ont tout
d’abord constitué une réponse en urgence, des
abris de fortune face à l’explosion des comportements,
des aspirations et des pratiques artistiques,
associatives et activistes, du début des
années 80.
Friches, usines, gares, abattoirs et autres ont
permis à cette troisième génération de l’action
culturelle (dixit Catherine Trautmann, permettez-
moi en ces temps crispés un peu de
Recyclage de Chancres urbains, Hétérotopie et Patrimoine.
nostalgie...) de cristalliser ses énergies et d’expérimenter
concrètement au risque du réel ses
conceptions, tentatives et questionnements,
pour établir de nouvelles relations entre art,
territoire et population.
Tous ces lieux délaissés, ces espaces silencieux,
abandonnés, sont avant tout des hétérotopies
au sens foucaldien du terme, ces autres
lieux, ces lieux absolument autres, ces espaces
différents, ces contestations mythiques et
réels des espaces où nous vivons, ouverts à la
relecture, à l’appropriation, au rêve. Vaisseau
fantôme, tapis volant, tentes d’indiens, terrain
vague, friches pour élaborer dans le minuscule
d’autres possibles, rêver et construire des îlots
de « tout monde  ».
Ces usines désaffectées-recyclées sont des fabriques,
au quotidien, d’imaginaires cogénérés
avec les territoires, les populations et les
artistes. Ces frichistes, activistes multicartes
sont des mutants :
– mi-conservateurs singuliers du patrimoine
industriel et autres lieux de productions artisanales
délaissé par les mutations économiques
successives ;
– mi-poètes architectes des possibles relectures
/ appropriations de l’architecture fonctionnelle
obsolète.
Il y a une valorisation du patrimoine réel et
virtuel à partir d’une occupation transformatrice
de ces lieux des mémoires du travail.
L’inscription d’une deuxième vie qui s’attache
à construire la visibilité des strates successives,
antérieures, à reformuler la sédimentation des
histoires, des fonctions et des apports architecturaux,
à bâtardiser l’histoire et l’esprit des
lieux.
Des espaces où il reste possible de vivre du collectif
critique, de vivre ensemble le partage du
sensible et du sens. Résistance existentielle à la
normalisation des lieux de culture et de production
artistique. Car la plupart du temps ces lieux
projets-artistiques se mettent éthiquement et généreusement
au service des énergies et des projets
de proximité inabrités par l’institution ou la
machine marchande.
Et c’est en cela que les friches culturelles et autres
nouveaux territoires de l’art sont complémentaires
et constituent un des chaînons manquants
des politiques culturelles territoriales.

Erik Noulette
(co-directeur d’Emmetrop, membre d’ARTfactories/Autre(s)pARTs)

(Attention, document lourd donc un temps de téléchargement assez long.)

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Mis à jour le mardi 2 octobre 2012