Le gouvernement veut tout décentraliser. La culture suit le mouvement. La culture, c’est-à-dire les divers secteurs dont s’occupe le ministère du même nom.
La culture, à côté de l’économie, du social, etc. Comme si notre façon de penser l’économie, le social, le politique, le culturel même, n’était pas, déjà, un fait de culture. Typiquement français. Comme si partout on avait la même façon d’envisager ces affaires. Comme si le centralisme se résumait à quelques excès faciles à repérer et donc à corriger. Comme si, donc, le centralisme n’était pas le résultat de cinq cents ans d’histoire nationale, comme s’il n’avait pas profondément modelé notre être-français, notre façon de tout penser : l’histoire, l’art, l’amour, la finance, la philosophie, le commerce, l’humanisme, la religion, tout (et donc aussi la décentralisation). Et ne l’avait modelé à tel point qu’il est devenu une seconde nature, invisible comme l’air qu’on respire, et aussi prégnant..
Or tout ça on ne le sait pas, on ne l’étudie pas, on n’envisage même pas de l’étudier. Faire l’économie de la relecture complète de l’histoire de notre pensée c’est forcément replonger dans les mêmes ténèbres : on croira combattre le centralisme en attaquant la centralisation totalement nécessaire ; on appellera décentralisation le fait d’installer la pensée et l’activité centralistes partout ; le fait que le pouvoir central se décharge sur la région, ou la ville, de poids lourds qu’il ne sait pas réformer ; on continuera à ne pas voir le lien entre exigence de décentralisation et exigence de démocratie en nous parlant de pouvoirs de " proximité " (la république était un progrès, qui les a éloignés) ; on aggravera l’instrumentalisation du culturel par des notables locaux qui ne voient pas comment faire autrement (les accuser de " néo-féodalisme " montre qu’on se sent incapable de les aider), on parlera de " territoire " et de " pays " au lieu de mettre en avant l’expérience des hommes dans les identités synthétiques qu’ils font vivre depuis des siècles (communes ; départements -qu’il est de bon ton de discréditer- ; cultures en d’autres langues que le français) ; on agitera l’épouvantail de la centralisation régionale par les grandes villes, qui est tout à fait autre chose que le centralisme national ; on favorisera sans le vouloir régionalisme et néo-provincialisme (les alliés objectifs du parisianisme) au lieu de reconstruire par le bas une nation radicalement démocratique et républicaine, donc plurielle et pluraliste.
Enfin, ce que l’on ne comprendra pas, c’est que la décentralisation culturelle est le vecteur de toutes les réformes, le préliminaire à toute décentralisation d’ordre économique, social, politique, administratif. Car l’esprit d’initiative, le sentiment démocratique, le sens civique, tout cela, que l’on voudrait voir fleurir avec la décentralisation, ne se décrète pas. Les lois ne peuvent pas grand-chose toutes seules (et encore en faut-il de bonnes, pour aider un peu !). Cet esprit, ces sentiments sont le résultat d’une histoire collective, de mœurs, de réflexes intellectuels tout-à-fait à l’opposé de nos habitudes (celle du Tout-État, de la confiance aveugle en lui, ou, ce qui revient au même, de sa contestation totale) et qui n’arrivent chez nous à émerger que contre la routine idéologique contraire. Ils sont le résultat d’une " culture ". Qu’il faut donc réformer avant toute chose. Et donc, d’abord, en sachant la penser pour ce qu’elle est.
Pas de décentralisation sans décentralisation culturelle. Pas de décentralisation culturelle sans pensée de la décentralisation. Et pas de pensée de la décentralisation sans décentralisation de la pensée. C’est-à-dire sans que les pouvoirs publics mais aussi les partis entrent dans un dialogue (un dialogue, pas une consultation) avec ceux des acteurs de la " périphérie " (écrivains, artistes, animateurs, organisateurs …) pour qui la décentralisation est vitale et qui ont travaillé ce problème, dans l’ombre, depuis des décennies. Ils n’ont pas les réponses, à élaborer tous ensemble. Mais eux, au moins, ont les questions.
En amont les militants ont un rôle déterminant à jouer : réfléchir eux-mêmes, pour faire réfléchir les institutions. Mais on voit mal comment les y amener. Face à nous, deux générations pétries de vieilles certitudes unitaristes. Comment ceux qui ont pour seul cheval de bataille un universalisme abstrait pourraient-ils accepter l’idée que c’est seulement en les réinventant dans leur commune qu’ils pourront repenser certains principes de base (les rapports civique/ethique/politique) ? Comment ceux qui dissertent à longueur de temps, sur le Chiapas, l’Afghanistan, Porto-Alegre, l’Irak, la Palestine et toutes les grandes affaires du monde pourraient-ils accepter l’idée que le monde se joue partout, tout le temps, et que c’est seulement là où ils le vivent qu’ils peuvent réapprendre à le penser en profondeur, pour peut-être, après, avoir éventuellement une petite idée de ce qui se passe ailleurs. Il faut s’appliquer à enseigner la nouvelle génération.